Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №17/2007

Mon amie la langue française

Comment se passer du parfum des mots ?

Interview avec Erik Orsenna et Fabrice Luchini

Tous deux défenseurs passion nés du français, Erik Orsenna donne la réplique à Fabrice Luchini. Une joute joyeuse, à citations mouchetées, mêlée d’esprit et de complicité.

– Fabrice Luchini et Erik Orsenna, chacun à votre manière, vous servez la langue française. Croyez-vous qu’aujourd’hui elle soit menacée ?

Erik Orsenna : Je ne sais pas si la langue est menacée. Mais je sais que dès l’enfance j’aurais été en danger si elle n’avait pas existé. Gamin, je m’ennuyais ferme. Les mots m’ont fait découvrir qu’une autre vie était possible. Ils m’ont offert une merveilleuse porte de sortie. La grande évasion, en quelque sorte. Je n’ai jamais cessé de m’en remettre à eux. Ils restent les garants de ma pensée.

Fabrice Luchini : Aujourd’hui, j’observe que seule la langue est un espace de résistance. L’essentiel, c’est qu’il y ait de grands auteurs ou de grands génies. Ils vivent. Ils sont notre source d’inspiration.

– Comment défendre les livres dans la société moderne ?

Fabrice LuchiniE. O. : Les livres sont essentiels. Ils sont la mémoire du langage. Ils contiennent le français. Ils nous nourrissent. Et la langue française me bouleverse parce qu’elle est notre invention commune. Du haut en bas de l’échelle sociale : depuis les grands fonctionnaires, les chefs d’État jusqu’aux brèves de comptoir. Depuis douze siècles, toutes ces générations ont œuvré pour que la langue soit plus précise, plus sensuelle, plus évocatrice, plus troublante. Et certaines directives scolaires voudraient aujourd’hui que ce chef-d’œuvre soit rassemblé en trois cents mots ! Comme si la nourriture pouvait se résumer à de simples pilules. Bien sûr, on peut vivre en n’avalant que des cachets. Mais que fait-on du parfum des mots, de leur goût ou de leur saveur poétique ?

F. L. : Étant autodidacte, donc totalement séparé de l’Institution, je n’ai pas souffert de ces directives. Je ne suis ni un philosophe ni un universitaire. Je suis un praticien. J’essaie d’« exécuter » la pensée des auteurs. Ma pensée n’a aucun intérêt. Elle n’a d’intérêt que lorsque je sers de grands écrivains. C’est un métier. Celui de comprendre les musiques, les rythmes, les silences, bref, l’agencement des mots. Je veux défendre l’excellence, comme dit Finkielkraut, et l’individu. Je tiens à m’éloigner de tous les penseurs qui veulent nous confiner dans une culture de masse, une culture efficace. Là, nous pouvons nous rencontrer avec Erik Orsenna. C’est vers l’exceptionnel que nous devons tendre, et non pas vers le consommable.

E. O. : Je place très haut le rôle de l’école. C’est pour ça que j’écris des livres sur la grammaire, que je participe activement à des conférences dans un cadre scolaire. Notre socle fondamental, c’est la langue commune. Et à l’intérieur de cet espace, il y a ceux qui inventent d’autres langues, qui torpillent les mots. Ce sont eux, les génies. Sans les écrivains, la langue commune serait insipide et ennuyeuse. Si je dis oui à la République, en tant que citoyen, depuis l’âge de dix ans, quand je me retrouve tout seul devant ma feuille blanche, tous les matins, je suis tout sauf républicain. Pourquoi j’écris ? Uniquement pour moi, pour le petit Erik qui se fait son petit plaisir solitaire du matin.

– Pourquoi défendre la langue ?

F. L. : Paul Valéry disait : « Les mots sont des planches jetées sur un abîme, avec lesquels on traverse l’espace d’une pensée, et qui souffrent le passage et non point la station. » On ne réalise pas à quel point cette phrase est immense. « Jetées sur un abîme » : il y a donc un abîme avant les mots. Cela n’a l’air de rien, mais un acteur qui pèserait sur les mots en y ajoutant ses intentions personnelles pourrait faire s’écrouler la phrase. Et faire basculer le texte dans le grotesque. Car les mots sont des notes de musique. L’auteur qui a du génie les agence sur la partition de son livre pour en faire une sonate, un opéra ou une symphonie. Et chaque ouvrage contient l’état physique dans lequel il a été créé. Ce que Jouvet a appelé « la cicatrice du poète ». Les mots d’une phrase ou d’un vers sont les traces, les cicatrices des sentiments de l’auteur. Alors, qu’est-ce qu’un acteur face à la langue ? C’est un homme face à une cicatrice. La cicatrice, c’est la phrase. La phrase, c’est l’auteur. Et l’auteur fixe sur le papier des mots-cicatrices. Au lieu de se plaindre comme nous le ferions tous, l’artiste crée quelque chose d’esthétique : la littérature.

– Selon vous, quel est le rôle de la littérature ?

F. L. : Essentiel. Mais il ne peut émerger qu’au théâtre ou dans les livres. C’est pour cela que les livres – ou la représentation théâtrale – sont si importants. Ce sont des lieux privés, qui nécessitent de la part du participant un effort. Une anecdote me revient. Je jouais Voyage au bout de la nuit. Le public sortait au bout d’une heure et demie, légèrement accablé parce que Céline peut vous faire perdre le goût de la rigolade jusqu’à la fin de vos jours. Alors j’allais au bar du théâtre en face, le barman était très heureux que je sois là parce qu’il vendait de plus en plus de bières et de plus en plus de plats. Je lui demandais toujours : « Qu’ont-ils dit en sortant du spectacle ? » Cela m’intéressait autant que l’adhésion du public. Un soir, il a fini par me répondre : « Mais qu’est-ce que vous leur faites, Monsieur Luchini ? Qu’est-ce que vous leur faites ? Ils ne sortent pas comme des autres pièces : ils pensent ! » Le mérite des grands artistes ou de grands écrivains, c’est de nous enseigner à penser de manière individuelle.

– Faudrait-il penser comme Boileau... et « cent fois sur le métier remettre son ouvrage » ?

E. O. : Je vous donne un exemple qui m’a tellement frappé. Aragon a écrit : « Un phare, au loin, de voiture. » Alors nous aurions plus banalement dit : « Au loin, un phare de voiture. » La formulation d’Aragon vous casse dans votre lieu commun. En lisant le poète, ça y est, vous êtes dans la poésie. C’est-à-dire que votre vie est plus grande, plus intelligente, plus troublante, plus incertaine que votre vraie vie. Donc, courez vite vers cette vie-là et abandonnez l’autre. Et tout cela par le simple fait de la place du mot « au loin » dans la phrase. Ça s’appelle une incise et l’incise n’est pas toujours une blessure. Elle peut même faire infiniment de bien.

F. L. : Cela me rappelle l’utilisation du mot « toujours » dans une phrase de Voyage au bout de la nuit, de Céline. « Moi, je m’étais trouvé pour la pratique un petit appartement au bord de la zone d’où j’apercevais bien les glacis et l’ouvrier toujours, qui y est dessus à regarder rien, avec son bras dans un gros coton blanc, blessé du travail qui sait plus quoi dire et quoi penser, et qui n’a pas assez pour aller boire et se remplir la conscience. » Le terme « toujours » ici est étonnant, parce qu’il est employé en tant qu’adjectif. Pourquoi « toujours » est-il accolé à ouvrier ? Parce que dans ce cas-là Céline désigne l’ouvrier dans ce qu’il a d’éternel, dans ce qu’il a d’immuable. Voilà. C’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui, pour vous parler de l’importance de l’agencement des mots.

– Et comment, l’un et l’autre, envisagez-vous la transmission de la langue de l’oral à l’écrit ?

F. L. : Nous touchons au cœur du sujet. C’est par là qu’a commencé ce spectacle. Paul Valéry dit cette phrase énigmatique : « Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d’où la classique prit forme, cet admirable tempérament. (...) Un jour vint où l’on sut lire des yeux sans entendre, sans épeler, et la littérature en fut tout altérée. » Voilà une phrase bien mystérieuse qui remet en lumière le simple fait qu’avant d’être écrite, la littérature fut donc orale.

E. O. : En matière d’oralité, la seule chose que je connaisse assez bien, c’est la littérature africaine, dont Amadou Hampâté Bâ était le chantre. Mais, on se souvient surtout de la phrase qu’il prononça en 1960 à l’Unesco : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Sur le papier, il lui fallait employer une langue terrible pour retranscrire et retrouver cette sorte de vibration propre aux mille et un dialectes africains. Car lorsque l’on passe de l’oral à l’écrit, on doit tout changer, sans pour autant que le sens en soit altéré. Tout se fige sur le papier. Il faut être un immense artiste pour que cette fixation ne soit pas un appauvrissement, mais un rebond.

On me pose souvent la question : « Êtes-vous pour ou contre les SMS ? » J’aspire à ce que toutes les langues et les manières d’écrire se multiplient. Ainsi pourront naître d’innombrables sens. Que serait l’amour d’aujourd’hui sans le SMS ?

F. L. : Nous autres acteurs devons restituer le secret d’une langue. Au-dessus de nous pèse cette épouvantable épée de Damoclès définie par Valéry : « La voix humaine me semble si belle prise à sa source que les diseurs de profession me semblent insupportables. » Un acteur peut détruire la beauté d’une langue en l’alourdissant, comme dit Jouvet, de ses « intentions personnelles », de ses émotions propres. Le travail d’un acteur consiste alors à pénétrer au plus profond du texte, grâce à un lent travail d’insinuation, dans ce qu’est « la cicatrice » de l’auteur. L’oralité est un moment très étrange. On ne peut pas lire à plusieurs. « Lire, disait Nietzsche, c’est écouter. » Lire, c’est être seul. Moi je lis assez peu. Assez peu. Je suis trop mal intérieurement pour lire beaucoup. Je lis obsessionnellement, de manière assez douloureuse. Je lis tout Thomas Bernhard, en ce moment. Il faut être assez névrosé pour lire vingt fois Thomas Bernhard... ou vingt fois Proust.

– Et combien de fois avez-vous lu Molière ?

F. L. : Oh ! Beaucoup. Beaucoup. Un jour, on m’a proposé d’enregistrer un CD intitulé Molière, premier slameur, je trouve ça d’une bêtise infinie. Le slam est le slam, et tout va bien. On est très contents du slam. Mais Molière n’est pas plus slameur que rappeur. Molière, il est génial. Il est slameur, prosateur, poète, philosophe. Il est stupide de vouloir rajeunir son œuvre. Voilà un acte barbare. On ne peut pas moderniser Molière. Nous travaillons sur des œuvres intrinsèquement éternelles. Comment vous prouver que la langue de Molière est formidable ? En lisant ses phrases toutes simples tirées des Femmes savantes. Dans la pièce, le personnage de Chrysale n’en peut plus de ces bonnes femmes qui ont une telle passion des livres. Elles le poussent même à renvoyer une servante qui avait dit « grand-mère » à la place de « grammaire ». Soumis à sa femme, le pauvre homme s’exécute à contrecœur. « Vous êtes satisfaite ? Et la voilà partie. Mais je n’approuve point une telle sortie. C’est une fille propre aux choses qu’elle fait. Et vous me la chassez pour un maigre sujet. » Voyez comme Molière est génial. Sa langue est totalement arrondie, totalement incarnée. Il n’y a rien d’inutile. Ça date du XVIIe siècle et l’on dirait que c’était d’hier. Puis Chrysale éclate : « Une pauvre servante au moins m’était restée, qui de ce mauvais air n’était point infectée, et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas, à cause qu’elle manque à parler Vaugelas. Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse. Je n’aime point céans tous vos gens à latin, et principalement ce monsieur Trissotin, c’est lui qui dans ses vers vous a tympanisé. Tout ce qu’il dit sont des billevesées. Et l’on cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé. » Voyez, Molière est grand. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de nous livrer une définition de la langue française, il nous ouvre une porte, organique, qui nous éclaire sur le sens des mots. Parmi vous, qui ne s’est retrouvé dans cette situation : ne rien comprendre à ce que déclamaient les comédiens, en assistant à quelques stupides pièces de théâtre ? « Et l’on cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Molière est génial parce qu’il nous renseigne sur la nature humaine.

(d’après Le Figaro Littéraire, juin 2007, propos recueilis par Olivier DELCROIX)

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