Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №14/2008

Arts et culture

Natacha LIVANDOVSKAYA

« L’art bizarre va survivre »

À l’heure de la présence totale du tout-puissant show-business, ces rares endroits habités encore par le vrai art sont d’autant plus précieux. Caché entre les labyrinthes du vieux Moscou, à Voznessenski pereoulok, le théâtre « Okolo », dirigé par Youri Pogrebnitchko, en est sans doute un.

Succès mérités, tournées à plusieurs reprises en France et dans les régions russes, l’épouvantable incendie, il y a quatre ans, qui tue la scène principale et les spectacles comme Les Trois mousquetaires, impossibles à restaurer, – ce petit théâtre vit ses joies et ses peines, et continue toujours à créer une véritable magie de l’art dramatique.

Bientôt à l’affiche du théâtre « Okolo », le spectacle de Jean-Luc Lagarce Music-hall. La pièce, traduite par Rimma Guenkina, est en train d’être mise en scène par Youri Pogrebnitchko.

img1

« Le Deuxième Boy : Pourquoi moi ?
Le Premier Boy : Moi, je ne sais pas chanter.
Le Deuxième Boy : Parce que moi, tu crois que je sais ?
Le Premier Boy : Toi, tu n’as pas peur. »

Jean-Luc LAGARCE, Music-hall

« Il y a toujours un lieu comme ça,
dans ce genre de ville, qui croit pouvoir servir de music-hall :
c’est dans ce lieu que cela se passe. »

Jean-Luc LAGARCE, Music-hall

Les pages françaises du théâtre « Okolo »

img2

Scène du spectacle Sur le fond de Pouchkine

Jean-Luc Lagarce (1957-1995) est l’auteur dramatique contemporain français actuellement le plus joué en France, et l’auteur le plus joué après Shakespeare et Molière, mais avant Racine et Tchekhov. Metteur en scène de textes classiques aussi bien que de ses propres pièces, c’est en tant que tel qu’il accède à la reconnaissance de son vivant. Depuis sa disparition, son œuvre littéraire (vingt-cinq pièces de théâtre, trois récits, un livret d’opéra…) connaît un succès public et critique grandissant ; elle est traduite en vingt-cinq langues. Quand Jean-Luc Lagarce est mort (du sida) le 30 septembre 1995, c’était un metteur en scène connu mais un auteur encore méconnu. Certes, plusieurs de ses pièces avaient été jouées avec succès mais d’autres étaient restées dans le tiroir ou incomprises. Sa notoriété n’a cessé de croître depuis sa disparition. La simplicité de ses mots, la profondeur de sa pensée et l’originalité de sa syntaxe font de lui un écrivain classique contemporain.

« Lagarce ne s’est jamais découragé et pensait que, contre vents et marées, il écrirait et ferait des spectacles. Il savait qu’avec un crayon et du papier, il ne serait arrêté par rien. Et il disait : “J’écris pour mes petits-neveux”. Mais, à partir du moment où il était novateur, pouvait-on l’entendre ? On le traitait d’intellectuel hermétique, alors qu’il est simple d’accès. Son écriture n’était pas à la mode et il ne bénéficiait pas d’une attention suffisante de la part des décideurs et des metteurs en scène. Ses propres mises en scène étaient des visions singulières, qu’on voyait peu de temps. […] C’était quelqu’un de drôle et de brillantissime, avec des accès noirs et destructeurs. Il a surtout souffert de ne pas travailler davantage comme metteur en scène. Il avait une passion dévorante de la vie du théâtre, exclusive pour cet art qui était, pour lui, le plus sublime », raconte François Berreur, acteur dans plusieurs spectacles de Jean-Luc Lagarce, le plus proche collaborateur artistique de Lagarce et son assistant à la mise en scène.

img3

Scène du spectacle Pèlerins et hussards

La découverte d’un texte contemporain, un gros travail de réflexion derrière, amènent l’équipe du spectacle à recréer tout un univers. Selon Ksenia Yasnova, assistante littéraire de la troupe, les comédiens essaient de repréciser le texte traduit et d’y trouver une clé pour l’ensemble de la mise en scène : « La traduction d’une œuvre dramatique est en soi un sujet très sérieux. Le texte doit absolument contenir du jeu à l’intérieur. Au fur et à mesure des répétitions, les acteurs trouvent un langage scénique et font surgir un sens de la traduction. »

Music-hall représente une intrigue relativement mince: en scène, trois personnages, qui sont des artistes du spectacle. Une fille et deux boys allant de théâtre minable en théâtre désastreux. Partout la tristesse et partout la beauté du théâtre.

« Bien que les pièces parlant des personnages qui font un métier artistique soient difficiles à mettre en scène et représentent rarement un succès, le sujet de Lagarce m’a plu. On peut tout à fait en faire des choses, explique Youri Pogrebnitchko. En France, c’est le discours qui est primordial pour une œuvre dramatique. En Russie, le texte est souvent secondaire, c’est l’acteur qui est au centre de la pièce, c’est sa vie spirituelle qui est principale. »

Ainsi, attendons-nous voir la version « Okolo » du Music-hall de Lagarce, la première est prévue pour la fin juin.

« Le jeu d’acteur est une lutte »
Une formation pour les comédiens français

img4

Scène du spectacle Pèlerins et hussards

En venant au Conservatoire national supérieur d’art dramatique pour animer un atelier pour les étudiants en théâtre, Youri Pogrebnitchko souhaite leur transmettre sa compréhension du théâtre. « Ça fait déjà trois ans que j’anime ce genre d’atelier, raconte le metteur en scène. J’enseigne l’art dramatique à ma manière, en travaillant les textes des grands auteurs soviétiques, comme Vampilov ou Volodine. » Cette expérience est plus que profitable pour les étudiants français, car ils découvrent les bases de l’école théâtrale russe traditionnelle. « Il n’y a rien sans l’école, ajoute Youri Pogrebnitchko. L’approche de Stanislavski, qui peut être interprétée de différentes façons, concerne avant tout un travail sur le rôle et un travail sur soi-même. Le vrai comédien doit savoir être sûr de lui, car tout jeu théâtral est une lutte. » Dans la manière d’enseigner de Pogrebnitchko, il ne s’agit pas d’une compréhension intellectuelle du théâtre mais l’exploration de l’ensemble des pratiques qu’il constitue : le travail avec le corps et le ressenti de l’espace. Rechercher et développer l’attention, la présence, l’écoute pour accéder à la justesse.

Cette justesse est une clé pour la conception même du théâtre. Selon Youri Pogrebnitchko, « si, en France, le théâtre est plutôt un espace privilégié pour une élite, en Russie, il est toujours et encore perçu comme un lieu sacré, qui, par le passé, remplaçait souvent un lieu de culte. » C’est peut-être la raison du succès du théâtre russe à l’étranger, surtout s’il s’agit d’un art sincère et vrai, basé aussi bien sur les réflexions que sur le vécu.

« Le théâtre qui n’a d’ailleurs jamais été un business, est actuellement en décadence, paraît-il, avoue Youri Pogrebnitchko. Pourtant, cet art bizarre va survivre, malgré tout. » Et sans doute, entre autres, grâce au théâtre « Okolo », qui continue à être.

Suan Dao (Dihn-Xuan Dao) :
« La liberté est de savoir que je suis »

img5

Suan Dao et Nikita Tezine

Parmi les comédiens qui participent à la mise en scène de la pièce de Lagarce, Suan Dao, acteur français que Youri Pogrebnitchko a invité à Moscou. Formé à l’École régionale d’acteur à Cannes, étudiant de Pogrebnichko lors d’une formation, Suan considère ce séjour à Moscou comme une chance mystérieuse et un moyen de redécouvrir un sens à la vie.

– Pour moi, c’était toute une révélation quand j’ai connu Youri Nikolaevitch. Cette rencontre a tout bouleversé et a mis beaucoup de choses en question pour moi. Quelque chose d’irrationnel et d’inconnu qui a fait que je n’étais plus capable de jouer comme avant. C’est presque en dehors de ma volonté que j’ai appris le russe, j’ai toujours été là quand Pogrebnichko animait les ateliers de formation à l’École de Cannes.

– Qu’y a-t-il de différent entre la formation proposée par Youri Pogrebnichko et la méthode d’enseignement de théâtre en France ?

– Par rapport à l’expérience que j’ai vécue au niveau de mon parcours professionnel, le système Pogrebnichko propose un chemin vers l’art, une vision basée sur un travail intérieur. Grâce à Youri Nikolaevich, on se retrouve dans un espace qui nous parle. Selon lui, l’art c’est quelque chose qu’il faut atteindre.

L’esthétique est discutable, mais le travail sur soi est toujours objectif. C’est justement ce travail qui m’a intéressé. L’art dramatique n’en est qu’un moyen. Comme le pensait André Malraux, avant, c’étaient les églises qui servaient de lieu saint pour les gens qui se posaient des questions existentielles, aujourd’hui ce sont les théâtres qui jouent le même rôle.

La méthode de formation théâtrale en France, c’est quand tous te disent : « Joue juste ! » Mais il n’y a que Youri Nikolaevitch qui sait comment amener à ça. J’imagine que ce don est dû à ce qu’il a pu développer personnellement, à son cheminement intérieur.

img6

Youri Pogrebnitchko

– Peut-on comparer le théâtre russe et français ?

– J’ai l’impression que le mouvement de théâtre français a quelque chose de pernicieux. En Russie, le théâtre est peut-être plus proche de la vie…

– Comment ressentez-vous votre participation au Music-hall de Lagarce ?

– J’ai déjà joué dans une des pièces de Lagarce, Les Prétendants, à Paris. Cet auteur est sans doute un des grands classiques contemporains. Pourtant, j’ai été un peu étonné par ce choix de Youri Pogrebnichko. Le style de Lagarce est particulier, il exige un gros travail de réflexion de la part des comédiens. On est donc tous réunis autour d’un texte (il n’y a que moi qui joue en français, les autres en russe) et on essaie d’« attraper le fil » de l’action.

Je considère que le fait de participer à ce spectacle à Moscou est pour moi une vraie chance. C’est une opportunité de comprendre que je ne suis pas une fonction, mais que je suis tout simplement. J’ai la sensation qu’on me donne l’occasion de m’ouvrir à quelque chose qui me permettra d’être libre, d’être indépendant, d’être moi. La liberté est de savoir que je suis. Qu’est ce qu’il y a de plus précieux ?...

TopList