Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №18/2008

Arts et culture

Pierre BÉNICHOU

Deux ou trois choses que je sais de Serge…

(extrait)

img1

Ça commence où, la vie d’un homme ? Peut-être là, au coin de la rue d’Amsterdam et de la place Clichy, à 5 heures du matin. Il a déjà 17 ans. Paris n’est libéré que depuis quelques mois. Son père marche à côté de lui, épuisé par une nuit à tapoter1 La Comparsita pour les clients. Ils vont tourner à droite, vers Pigalle, pour rejoindre la rue Chaptal, où ils habitent. Joseph Ginzburg, né à Odessa, immigré à Paris, est un musicien classique. L’après-midi, quand il se réveille, il fait travailler Bach, Scarlatti et Chopin à son fils. Celui-ci mettra quarante ans à avouer qu’il avait envie de lui embrasser les mains pour effacer l’injustice faite à ce concertiste déchu, que chaque dimanche matin où il allait chercher son père, pendant la marche silencieuse vers la maison, il se jurait que jamais il ne ferait ce métier. D’ailleurs, il étudie la peinture. Il sera Cézanne ou rien… Ça aurait pu… Une chance sur un milliard, après tout. Il y croira pendant plus de dix ans. Jusqu’au jour où son père lui décroche enfin un boulot : pianiste dans un bar. On ne comprend rien à Serge Gainsbourg, à sa poésie, à son besoin de provocation, à sa folie de publicité, à sa pudeur, à sa dérision de tout et de lui-même, si l’on oublie qu’il fut aussi ce petit héros triste d’un roman à deux sous. Triste et laid. […]

Il a tout ce qu’il voulait : l’argent lui tombe du ciel, les femmes l’aiment enfin et l’époque colle à ses chansons. Heureux Gainsbourg, malin Gainsbourg, qui tourne, chante, écrit, compose et, surtout, a trouvé la femme de sa vie : jeune, Anglaise, ravissante, passionnée… Jane Birkin, qui ne va pas tarder à lui donner un enfant, Charlotte, et qui, en cadeau de noces, lui offre l’un des plus gros tubes de l’histoire : six millions et demi de Je t’aime… moi non plus  ont été vendus à ce jour. […]

1970. Gainsbourg slalome2 entre télés, radios, journaux, impose ses plans et ses caprices. Il boit trop, fume plus qu’on ne peut imaginer, invente mille raisons de se rendre malheureux.

Peu à peu, il devient une sorte de milliardaire qui ne quitte pratiquement pas son petit palais de laque noire3, bourré d’« objets d’art » et de toutes les couvertures de magazines à lui consacrées. Des photos de femmes aussi, les siennes, et celles qui font partie de son harem imaginaire. Il ne sort plus de son bunker qu’en service commandé : enregistrements, passages télé, hôpital. L’an dernier, on l’opère d’un cancer du foie. Les médecins lui mentent, il fait semblant de les croire. Entre les visites quotidiennes des trois femmes de sa vie, Bambou, la dernière, l’épouse modèle, qu’il a installée à quelques arrondissements de chez lui avec son petit Lulu, Charlotte, sa fille, et Jane, la mieux aimée, qui apporte chaque soir à 7 heures un thermos4 de soupe de légumes, la vie reprend, organisée, réglée, verrouillée5 comme jamais.

Le petit Serge est rentré à la maison. Il peut mourir tranquille.



1 Taper doucement sur le clavier du piano.

2 Glisser, en faisant des virages, avec aisance.

3 Il s’agit de son pavillon, rue de Verneuil.

4 Thermos (m) – bouteille, flacon isolant de la marque Thermos.

5 Fermée à clé.

TopList