Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №18/2009

Les Routes de l’Histoire

Stéfan ZWEIG

5-6 octobre 1789. La dernière nuit à Versailles

(Suite. Voir N°8, 9, 10, 12, 13, 14, 15, 17/2009)

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Marie-Antoinette

Le 4 août 17891, l’antique forteresse de la féodalité s’écroule au milieu du vacarme de joie ; les paysans, les citoyens, la presse sont déclarés libres, les Droits de l’Homme proclamés ; cet été de 1789 a réalisé tous les rêves de Jean-Jacques Rousseau. Les fenêtres vibrent, tantôt sous la joie, tantôt sous la colère, dans la salle des Menus Plaisirs. Mais dans le grand palais de Versailles, règne un silence. Le mieux, pensent le Roi et la Reine, est d’attendre qu cet orage se soit calmé. Mais la Révolution entend aller de l’avant. Et l’armée invisible du peuple français attend déjà, munie de piques et de sabres, et surtout animée d’une immense colère.

Aux yeux du Roi tout va trop vite. Pour la Révolution, tout va trop lentement. Versailles hésite et traîne ; en avant, donc, Paris ! Va chercher le Roi et la Reine à Versailles, et prends fermement ton sort en main ! Versailles décide donc d’agir ; mais comme on n’est plus assez sûr des soldats français, un régiment des Flandres est appelé pour garder le palais. Le 1er octobre les troupes quittent leurs cantonnements2 permanents pour Versailles, et la Cour leur prépare une réception solennelle. On fait aménager la grande salle de l’Opéra pour leur servir un banquet. Louis XVI et la Reine, avec le Dauphin sur les bras, se rendent dans la salle où se déroule la fête. Avec un sourire heureux, car il y a longtemps qu’elle n’a plus entendu ce cri de « Vive la Reine ! », Marie-Antoinette fait le tour de la table du banquet, et la vue de cette souveraine gracieuse et bienveillante, qui vient chez de grossiers soldats, exalte la fidélité des officiers et des hommes ; tout le monde est prêt à mourir pour elle. La Reine aussi est enchantée en quittant cette bruyante société : la fidélité existe toujours et le trône de France est encore en sécurité.

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Versailles

Mais deux jours plus tard, le 5 octobre, l’émeute3 éclate dans Paris. La Cour de Versailles ne sait rien. Comme tous les jours, le Roi a fait sceller son cheval pour aller chasser dans les bois de Meudon ; la Reine, de son côté, ne désire que le repos, quelques heures de calme, de solitude, bien loin de toute cette politique, dans le parc automnal où le soleil d’octobre cuivre les feuilles ! C’est ainsi qu’elle est assise sur le banc de pierre de la grotte lorsqu’elle voit arriver un page avec un pli4 à la main. C’est une lettre qui annonce que les parisiennes insurgées marchent sur Versailles et engage la Reine à revenir immédiatement au château. Au château, Marie-Antoinette trouve les représentants de la noblesse et les ministres dans une agitation perplexe. Enfin le Roi aussi arrive au conseil. On l’a trouvé dans la forêt près de la porte de Châtillon et on a dû le déranger dans son occupation favorite. Le soir tombe. Mais voici que déjà monte un bruit confus. Les femmes sont là. Elles marchent à grands pas. De leurs voix rudes et rauques elles lancent mille cris et ce qu’elles disent est peu aimable pour la Reine. Elles décident d’envoyer au château une délégation accompagnée de quelques députés. Les six femmes désignées s’y rendent et des laquais leur ouvrent poliment les portes ; l’étrange délégation est conduite avec tous les honneurs par le grand escalier de marbre dans des salons où n’ont accès, généralement, que les nobles au sang bleu. Parmi les députés qui accompagnent les femmes se trouve un homme grand et fort qui n’attire pas particulièrement d’attention. Mais son nom donne à cette rencontre avec le Roi une valeur symbolique, car avec le docteur Guillotin5, député de Paris, la guillotine a fait, le 5 octobre, sa première visite à la Cour. Le bienveillant Louis reçoit ces dames très aimablement et leur promet du pain et tout ce qu’elles veulent, et met même ses carrosses à leur disposition pour le retour. Tout a l’air de s’être passé à merveille, mais en bas, les manifestantes accueillent leur délégation par des cris de rage. On ne s’en irait pas sans emmener le Roi et la Reine à Paris ! Vers minuit, La Fayette se rend chez le Roi. Il s’incline avec un respect sincère pour dire : « Je viens, Sire, vous apporter ma tête pour sauver celle de Votre Majesté ». La Fayette et l’armée sont donc là pour le protéger. Peu à peu toutes les lumières s’éteignent. Les souverains aussi se retirent dans leurs appartements ; c’est la dernière fois qu’ils couchent au palais de Versailles. A cinq heures du matin – le palais est encore plongé dans l’obscurité et le sommeil – des groupes, guidés par une main avertie, se glissent en passant par la cour de la chapelle jusque sous les fenêtres du château. Que veulent-ils ? Et qui dirige ces personnages suspects ? Quoi qu’il en soit, un coup de fusil éclate subitement, un de ces coups provocateurs, toujours nécessaires pour déclencher le conflit voulu. Aussitôt les insurgés affluent de tous côtés, par dizaines, par centaines, par milliers, armés de piques, de pioches, de fusils. C’est une poussée directe vers les appartements de la Reine. Mais comment se fait-il que ces marchandes de poissons, ces dames de la halle de Paris, qui n’ont jamais mis le pied à Versailles, s’orientent si vite et avec une sûreté extraordinaire dans ce vaste château aux multiples escaliers et aux centaines de pièces ? En un clin d’œil des femmes envahissent l’escalier qui conduit aux appartements de Marie-Antoinette. Quelques gardes du corps essaient d’en défendre l’accès, deux d’entre eux sont cruellement assassinés ; un colosse barbu tranche sur place les têtes des cadavres, qui quelques minutes plus tard, tournoient sanglantes au bout de piques géantes. Mais un des gardes du corps parvient à monter l’escalier et clame : « Sauvez la Reine ! »

Edmond et Jules de Goncourt

« Madame, sauvez la Reine ! »

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Les femmes marchent à grands pas

Au petit jour, des coups de fusil, des cris d’hommes montent. L’une des dames qui demeurent assises contre la porte de la chambre à coucher de la Reine, entre aussitôt chez Marie-Antoinette pour la faire lever ; l’autre ouvre la porte de l’antichambre, donnant dans la grand-salle des gardes : « Madame, sauvez la Reine ! », crie, en tournant vers elle son visage ensanglanté, un garde du corps qui barre la porte avec son fusil, et arrête les piques avec son corps. A ce cri, la Reine saute à bas du lit et se précipite dans la chambre du Roi.

Sous les fenêtres, les cris augmentent : « A Paris ! A Paris ! ». Le Roi promet au peuple de partir à midi. Mais cela ne suffit pas au triomphe du peuple : il faut que la Reine aussi paraisse. Des cris l’appellent. La Reine paraît le Dauphin et Madame Royale à ses côtés. « Point d’enfants ! », ordonnent vingt mille voix. Le peuple n’a pas voulu de la mère. Il a demandé la Reine : la voilà ! « Vive la Reine ! » crie d’une seule bouche ce peuple d’assassins, à qui l’air magnifique et la grandeur superbe de ce courage d’une femme arrachent l’admiration, et rendent une conscience.

Stefan Zweig

Le char funèbre6 de la monarchie

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Les piques
avec les têtes sanglantes

Le peuple ne se contente plus d’une révérence. Déjà les murmures montent, terribles, déjà la garde nationale, arrivée pour protéger la Cour, semble toute disposée à se joindre au peuple pour assaillir le château. Du haut du balcon et des fenêtres on jette des papiers annonçant que le Roi est décidé à aller résider à Paris avec sa famille. On n’en demandait pas plus. Les soldats déposent leurs fusils, les officiers se mêlent au peuple, on s’embrasse, on crie de joie ; les drapeaux flottent au-dessus de la foule, on dirige en hâte sur Paris les piques avec les têtes sanglantes. A deux heures de l’après-midi on ouvre les grandes grilles dorées du château. Une immense calèche traînée par six chevaux emmène le Roi, la Reine et toute la famille ; ils quittent Versailles pour toujours. Un chapitre de l’Histoire, dix siècles d’autocratie royale viennent de prendre fin. Quel tableau que ce retour de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans leur capitale ! Mi-convoi funèbre, mi-cavalcade7, enterrement de la monarchie et carnaval du peuple. Au milieu de ce vacarme et de cette agitation s’avance un pauvre et lugubre carrosse, dans lequel se serrent derrière les rideaux à demi baissés, Louis XVI et Marie-Antoinette, leurs enfants et la gouvernante. Il dure six heures, ce trajet funèbre de Versailles à Paris. Marie-Antoinette se blottit dans le fond de la voiture pour ne rien voir et ne pas être vue. Enfin le char funèbre de la monarchie s’arrête aux portes de Paris. A la lueur vacillante8 des flambeaux le maire de Paris, Bailly9 accueille le Roi et la Reine. Les souverains sont obligés de se montrer à la fenêtre, et l’on approche des flambeaux de chaque côté de leurs visages, afin que le peuple s’assure que c’est bien le Roi et la Reine. Immédiatement les cris longtemps oubliés de « Vive le Roi ! », « Vive la Reine ! » retentissent à plusieurs reprises sur la place de Grève10 et Louis XVI et Marie-Antoinette sont autorisés à se rendre aux Tuileries11 pour s’y reposer enfin de cette terrible journée. Les voitures poussiéreuses s’arrêtent devant un château sombre et laissé à l’abandon. Depuis plus de cent ans, la Cour n’a plus habité l’ancienne résidence des rois ; les pièces sont désertes, les meubles ont été enlevés, il n’y a ni lits ni chandelles ; les portes ne ferment pas, l’air froid entre par les vitres brisées12. En hâte, on essaie, à la lueur de chandelles, d’improviser des chambres à coucher pour la famille royale. « Tout est bien laid ici, maman », dit en entrant le Dauphin, âgé de quatre ans et demi, lui qui a été élevé dans la splendeur de Versailles et qui est habitué à l’éclat des candélabres, aux reflets des glaces et à la richesse. « Mon fils, répond la reine, Louis XIV13 y logeait et s’y trouvait bien ; nous ne devons pas être plus difficiles que lui. »

(La publication est préparée  par Alla CHEÏNINA)

(à suivre)



1 Il s’agit de la décision de l’Assemblée constituante : abolition des privilèges.

2 Logement, lieu où cantonnent les troupes.

3 Une révolte spontanée et mal organisée.

4 Papier replié formant l’enveloppe.

5 Joseph Ignace Guillotin (1738-1814 à Paris), médecin et homme politique français. Il est connu pour avoir fait adopter, à la Révolution française, la guillotine comme mode unique d’exécution capitale.

6 Qui évoque l’idée de la mort.

7 (Fam.) Troupe désordonnée, bruyante.

8 Tremblante.

9 Jean Sylvain Bailly, né en 1736 et mort guillotiné en 1793 à Paris), mathématicien, astronome, littérateur et homme politique français. Le 15 juillet 1789, il est élu maire de Paris par le Comité des électeurs. Dans sa fonction de maire, il est attaqué par Camille Desmoulins et Jean-Paul Marat, pour être trop conservateur. Il est mis en état d’arrestation en juillet 1793. Appelé à témoigner lors du procès de Marie-Antoinette, il refuse de le faire à charge et dépose en sa faveur, ce qui le conduit implicitement à la guillotine.

10 Aujourd’hui, place de l’Hôtel de Ville.

11 Le palais royale, aujourd’hui disparu. Il n’en reste que le jardin qui donne sur la place de la Concorde

12 Le palais des Tuileries a été construit à partir de 1564 par la reine Catherine de Médicis, remanié un siècle plus tard, il a été littéralement squatté, après le départ de Louis X1V, par des nobles et des artistes de la Cour qui en ont été expulsés pour permettre l’installation de la famille royale, ramenée le 6 octobre 1789, par le peuple de Versailles.

13 Louis XIV, dit Louis le Grand ou le Roi– Soleil (1638– 1715), roi de France de 1643 à 1715.

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