Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №8/2009

Les Routes de l’Histoire

Élisabeth GARDAZ

Au nom de la danse
1958 : Le Bolchoï à Paris

« Pourquoi, quand il danse, l’homme a-t-il,
non pas le pressentiment, mais le sentiment d’être libre ? »

Alain Didier-Weil,
Invocations1

Le Monde du 17 mai 1958. Rubrique : « Les théâtres nationaux ».

« À l’opéra
le lundi 19 mai de 11 h à 16 h., la location sera ouverte à l’Opéra pour toutes les représentations du Ballet du Bolchoï de Moscou qui auront lieu à l’Opéra du 30 mai au 16 juin »

Cinquante ans plus tard, je parcours Le Monde de cette période pour retracer pour vous, professeurs de français en Russie, le climat d’alors et l’effet produit par cette venue prestigieuse si longtemps attendue2.

img1

Galina Oulanova

Le programme est annoncé le 29 mai par Bernard Féron, responsable de la rubrique « Russie ». Les Parisiens pourront voir et applaudir Mirandolina, Giselle, Roméo et Juliette et, surtout, Le Lac des Cygnes. Ce « surtout » semble prémonitoire : d’où est-il venu au journaliste, fin connaisseur de la Russie ? Il nomme quelques-uns des plus grands parmi les danseurs : Oulanova, Timofeeva, Stroutchkova, Lepechinskaya, Préobrajenski, Youri Jdanov, Kondratov, Radounski, Fadeetchev, Koren. Il nomme aussi les trois directeurs d’orchestre : Fayer, Rojdestvenski, Jemtchoujine. Il ne nomme pas, mais salue les autres danseurs : pas loin de deux cents !

Dans les jours qui précèdent, on dirait qu’on prépare les esprits. Je note, au fil des jours, toutes rubriques culturelles confondues, comment la Russie est présente à Paris.

25-26 mai. Marcel Brion, l’écrivain et critique d’art, bientôt membre de l’Académie française, recense Les Yeux tondus de Remizov dont la traduction par Nathalie Reznikoff vient de paraître chez Gallimard. C’est un très bel hommage au « poète, calligraphe et magicien » de la langue, innovateur inclassable de la prose russe contemporaine, mort en exil en 1957.

28 mai. Annonce de plusieurs concerts de Chostakovitch à Chaillot sous la direction d’André Cluytens. Au programme, Symphonie N°11, 1er et 2ème Concerto pour piano. Soliste : Dimitri Chostakovitch.

Même date. Yves Florenne recense l’ouvrage très documenté que l’historien André Frank vient de consacrer à Georges et Lioudmila Pitoeff (Pitoeff ou vingt ans après). Évocation d’une trajectoire depuis l’enfance à « Tiflis », où son père est directeur du Théâtre, jusqu’à Paris, après « Pétrograd » et la Suisse. Évocation d’une vie œuvrant toujours et partout pour le théâtre.

Même date. Un article, non signé, rend compte de la projection, la veille, salle Pleyel, du film soviétique La Symphonie de Leningrad. Le film, qui décrit l’organisation de la première audition de son chef d’œuvre sous les bombardements pendant le siège de Leningrad, était présenté par Dimitri Chostakovitch. « Une assistance nombreuse était venue applaudir le compositeur, et cette soirée cinématographique organisée par l’ambassade de l’URSS à l’occasion du dixième anniversaire de la revue Études soviétiques se poursuivit fort tard dans la nuit. »

6 juin. Brillant et passionnant article de René Dumesnil, après la représentation, au Théâtre des Nations, du Revizor de Werner Egk par l’Opéra de Stuttgart. Qualité du livret – qui « conserve l’esprit satirique si profondément slave de Gogol », complète réussite de la partition musicale, excellence de l’interprétation, le journaliste n’omet aucune des composantes de ce succès total. Il vaut de l’écouter : « La musique fait corps avec le texte et vient à chaque instant prolonger quelque effet comique sans jamais l’alourdir. Elle est pleine d’heureuses trouvailles, et depuis le sextuor du premier tableau jusqu’au final c’est un jaillissement continuel de détails humoristiques dont la drôlerie va croissant. […] Je citais tout à l’heure l’ensemble du premier tableau ; mais la scène du repas de Khlestakov à l’auberge, celle des deux femmes, la mère et la fille, au troisième tableau, la romance française du Revizor au quatrième, qui lui sert également à séduire la mère et la fille, et puis surtout les adieux quand le faux Revizor part en voyage, le final enfin, haussent la partition de M. Werner Egk au rang des chefs-d’œuvre […]. »

img2

19 juin. Le Monde annonce la venue prochaine du Théâtre Artistique de Moscou à Paris. Article à cette occasion d’André Pierre. En même page, un long article de Dominique Arban sur Tchékhov.

La circulation des œuvres d’art, leur déploiement hors frontières, sont au fondement de la civilisation. Et les pages parcourues du Monde pourraient donner lieu à un panorama beaucoup plus large de ce mouvement : Hokusai, Robert Musil, Joseph Conrad, Kessel, Ibsen, Kupka, les écrivains flamands, comme dans une sorte de recension perpétuelle, les pages culturelles bruissent de toutes parts en ce printemps 1958, mais j’en reste aujourd’hui, pour vous, à cette magnifique éclosion de « russité ».

Pour être juste, toutefois, il me faut dire un mot de la facette politico-diplomatique de cette présence russe.

Tandis que le Bolchoï rayonne à Paris, le corps de ballet de l’Opéra de Paris se fait applaudir à Moscou. Ces pratiques de réciprocité font partie des règles de civilité. L’amusant est la façon dont la presse les met en exergue, les donnant littéralement à voir par des choix de mise en pages.

Ainsi, le 12 juin, le long article argumenté et élogieux de Christine de Rivoyre sur Giselle est disposé en trois colonnes dont celle du milieu occupe à peine la moitié de la longueur des deux autres pour abriter un bref article, « de notre correspondant particulier », portant pour titre, en caractères gras et pour partie majuscules, « M. Khrouchtchev applaudit le corps de ballet de l’Opéra de Paris ».

Le 13 juin, même recherche d’équilibre entre les deux pays en compétition. Un article de Michel Tatu (le fameux « correspondant particulier ») sur une colonne et demie laisse place, en fin de deuxième colonne, à l’annonce de la distinction prestigieuse qui vient d’être décernée à Tania Samoïlova : la Palme d’or du Festival de Cannes pour son interprétation dans le film Quand passent les cigognes.

Il n’est pas jusqu’à un autre parallèle qui s’impose dans la presse entre deux absences remarquées : ni Serge Lifar n’aura obtenu son visa, ni Maïa Plissetskaïa n’aura pu venir à Paris. Loi de ces temps.

À ces jeux de miroirs et à cette intrication formelle et stratégique fait écho une autre intrication, infiniment plus précieuse et subtile. René Dumesnil a relevé non sans malice « la romance française » que Gogol a mise dans la bouche du Revizor. Christine de Rivoyre, soulignant l’intelligence de l’interprétation de Giselle, rappelle, comme en passant, qu’il s’agit d’un « ballet très français »3. J’accorde le même talent du demi-mot à Michel Tatu qui, rendant hommage au Corps de ballet de l’Opéra de Paris à Moscou, nomme côte à côte et dans l’ordre : Margerie Talchieff et Yvette Chauviré. Finesse, habileté professionnelle, certes. Mais, plus encore, petite flèche d’humour et de liberté dans un contexte, qu’on le veuille ou non, tendu.

La danse, à cet instant, fait fi des classifications et des frontières. Elle est reine et ouvre un royaume.

img3

Olga Lepechinskaya

La critique, on le voit, parle ici au plus juste. Elle loue unanimement les qualités techniques incomparables des danseurs, qu’elle explique par l’excellence de l’enseignement académique reçu « avec tout ce que ce mot comporte de travail du corps et de l’esprit » (Olivier Merlin). Elle loue la perfection de l’exécution, qu’elle explique par la rigueur acharnée du travail des danseurs. Elle loue, nous l’avons dit, l’intelligence des interprétations qui rendent leur ferment intime à des ballets vus et revus à satiété. Elle loue aussi, avec admiration et respect, une qualité morale des danseurs : leur modestie et solidarité.

Ce travail critique minutieusement fait, avec son inévitable part anecdotique, voilà que vient le plus difficile : le regard sur la danse elle-même. Comment la traduire ? Comment faire passer dans les mots ce qui ne s’explique pas, la pure grâce de la danse ? Nos critiques y parviennent plus ou moins, chacun à sa façon.

« Giselle façon Bolchoï est la discrétion même. Elle résiste à la tentation des contorsions théâtrales : nulle main ne se tend pour arracher au moment propice le ruban qui retient ses cheveux et la transformer ainsi en tête de loup ; elle ne se prend ni pour une convulsionnaire de Saint-Médard, ni pour Saint-Laurent sur son gril, ni pour Frisette dans sa fusée fatale. Elle est une enfant surprise – mais affreusement – et qui en meurt. […]

La reine des Willis […] Ardente, impérieuse, avec son beau visage blanc, Rima Karelskaya m’a paru une Myrtha idéale. Je n’oublierai pas de sitôt sa très lente arrivée dans la glauque lumière du deuxième acte, ni ses fureurs de glace à l’encontre d’Albert ou d’Hillarion. Le bataillon des Willis qui l’entourent est, à son exemple, précis, précis et d’une légèreté immatérielle. »

Le recours de Christine de Rivoyre à des formes négatives répétées fait penser à un procédé rhétorique pour approcher l’objet inaccessible. Voilà, semble-t-elle dire, ce que la danse n’est pas. Ce qu’elle est apparaîtra dans un instant, en des termes très simples. Pour l’heure, l’auteur de l’article nous y achemine, travaillant en creux, pas tout à fait par soustraction mais par dégagement.

Olivier Merlin procèdera en partie de même pour évoquer la figure de Nina Timofeeva en reine des Cygnes, « petite beauté qui entre deux battements de cil dès son apparition s’impose comme une véritable étoile ». Il la dit lyrique, sentimentale, passionnée, et s’attarde à sa technique : « une fluidité des bras extraordinaire, des pointes de rêve et surtout un art souverain de dominer toutes les difficultés par la lenteur. Bien plus que de s’émoustiller dans des fouettés de toupie mécanique ou de plonger la tête première dans ces “arabesques-poisson” qui enchantent nos vieillards anacréontiques du premier rang, Nina Timofeeva fait oublier sa virtuosité comme les érudits leur culture : elle est calme, apaisée, toujours en mesure et sereine – quel régal ! »

img4

Dmitri Chostakovitch

« Mais le vrai triomphateur de la soirée a été le danseur-étoile Nikolaï Fadeetchev. Son entrée en scène, à lui aussi, a été saisissante. Quand il s’est avancé dès le premier tableau en pourpoint blanc sous la toque et la cape noires du prince Siegfried, un long murmure a couru parmi les femmes de la salle. “Qu’il est beau ! Mon Dieu qu’il est beau !” entendais-je soupirer à mes côtés ». Olivier Merlin évoque alors sa prestance, son charme, sa noblesse, « jusqu’au troisième acte, qui allait nous révéler autre chose. Car voilà qu’avant la coda du Cygne noir soudain notre beau prince de la lointaine Franconie se transforma en séraphin, bondissant aux frises comme Nijinski, les muscles souples et obéissants, planant et arrêté en l’air dans d’incroyables envols. […] Pour les fervents de la danse qui chez nous voudraient trouver des points de comparaison, disons que Nikolaï Fadeetchev réunit en sa personne les diverses qualités lyriques et techniques de George Skibine, Alexandre Kalioujny et Jean-Paul Andréani. »

La comparaison ici est de surcroît. Au royaume de la perfection, il n’y a que des rois.

1958. Il y a cinquante ans. C’était hier. J’étais à l’époque étudiante et j’ai eu l’incroyable chance et privilège d’être – nuit et jour ! – interprète pour le Bolchoï, et donc spectatrice quotidienne des quatre ballets, et traductrice quotidienne, au pied levé, des articles de presse.

Or, étrangement, il en manque un. Dans le grand volume qui regroupe les Monde de l’année en micro édition, pas trace d’un article sur Roméo et Juliette. J’ai eu beau repasser le volume page à page et à la loupe (au sens propre !) sur la période concernée : rien. À l’évidence, une page manque.

Pourtant, le rideau s’est levé. Décor : une chambre avec un lit à baldaquin. Oulanova, gracile, se tient à côté, elle se courbe comme pour lacer un chausson, se redresse, arrange une mèche invisible, virevolte, inquiète, impatiente, et, soudain, comme une libellule portée par le vent et qui n’aurait jamais besoin de reprendre haleine, elle s’envole bras tendus vers Roméo qui vient d’entrer. Toute la salle retient son souffle. L’instant habité a aboli le temps.


1 Alain Didier-Weil, Invocations, Calmann-Lévy, 1998

2 Le Bolchoï devait venir à Paris quatre ans plus tôt, mais, à la suite du drame de Dien-Bien-Phu, toutes les représentations furent annulées en signe de deuil.

3 Allusion à l’invention conjuguée de Théophile Gautier, Saint George le librettiste, Adolphe Adam l’auteur de la partition musicale, Coralli et Jules Perrot les chorégraphes.

TopList