Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №10/2009

Les Routes de l’Histoire

Les Français parlent des Russes

L’hospitalité

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La maison du comte Stroganoff était bien loin d’être la seule qui fût tenue avec autant de magnificence. À Saint-Pétersbourg comme à Moscou, une foule de seigneurs, possédant des fortunes colossales, se plaisaient à tenir table ouverte, au point qu’un étranger connu, ou bien recommandé, n’a jamais besoin d’avoir recours au restaurateur. Il trouve partout un dîner, un souper, il n’a que l’embarras du choix. Je me rappelle que dans les derniers temps de mon séjour à Saint-Pétersbourg, le prince Narychkin, grand écuyer, tenait constamment une table ouverte de vingt-cinq à trente couverts pour les étrangers qui lui étaient recommandés.

Ce caractère hospitalier existe aussi dans l’intérieur de la Russie, où la civilisation moderne n’a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de grandes distances de la capitale, ils s’arrêtent en chemin dans les châteaux de leurs compatriotes, où sans être connus personnellement du maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et traités à merveille, quand ils devraient même y rester un mois. De plus, j’ai vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées ainsi qu’on aurait pu le faire dans l’âge d’or, au temps des patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté que leur bourse était devenue presque inutile. Ils ne parvenaient qu’à faire accepter le pourboire aux gens qui les avaient servis et qui avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient des négociants ou des cultivateurs, s’étonnaient beaucoup de la vivacité de leurs remerciements. « Si nous étions dans votre pays, disaient-ils, bien certainement vous en feriez autant pour nous. »

Hélas !

(d’après E.-L. VIGÉE-LEBRUN, Souvenirs)

Famille

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La famille reste en Russie une structure forte, qui permet à la société de résister à l’effondrement de l’économie. Entre frères et sœurs, on s’entraide. Les grands-parents trouvent refuge chez leurs enfants. Le logement ne compte que deux pièces ? Qu’à cela ne tienne ! On se serrera, parents et enfants, dans une des pièces, pour laisser l’autre à l’aïeul sans ressources ou malade.

Néanmoins, rien n’est plus éloigné de l’ancienne cellule bourgeoise française, close et étouffante, que la famille russe. C’est une structure forte, mais non-repliée sur elle-même : ouverte, au contraire, grande ouverte, accueillante. La famille russe qui m’a reçu à Paris quand j’avais vingt-trois ans m’avait adopté comme un fils, sans chercher à savoir qui j’étais : il suffisait que je fusse amené par leur fils pour être admis sur un pied d’égalité…

La famille russe, dont les D. étaient un échantillon exemplaire, montrait son incroyable disposition à élargir son cercle, sans poser de conditions. Les D. ne roulaient pas sur l’or : pour ce prince en exil, arrivé à Paris lors de la première émigration, les fins de mois étaient difficiles ; mais le petit appartement du fond du XVe arrondissement toujours plein de cousins fauchés, de connaissances venues dire bonjour de Sèvres ou de Meudon, de vieux émigrés du quartier, d’amis des enfants. Table ouverte et généreusement couverte : de si peu de revenus qu’on disposât, il y avait toujours des harengs, des concombres et de la vodka à partager avec ceux qui frappaient à la porte. Cette table, installée au milieu de la salle à manger, la remplissait toute entière. De forme éminemment symbolique, elle n’était ni ronde, ni carrée, mais ovale, avec des rallonges, afin que nul n’en fût écarté faute de place.

Et pour que le visiteur, quel qu’il fût, connu ou inconnu, se sentît « bien ». La langue russe a un mot admirable, intraduisible en français, ouyoutno, qui signifie quelque chose entre « confortable » et « reposant pour l’âme ». Notion à la fois physique et morale.

La famille russe entoure, sans enfermer ; encourage, sans vérifier ; aide, sans contrôler ; protège, sans exclure. Au lieu de se définir par le champ qu’elle occupe et de défendre ses frontières contre l’extérieur, elle se veut lieu de passage, espace de liberté. Le sens du mien et du tien manque aux Russes. Ils ne pensent jamais : ma maison, mon foyer, mes enfants. Il faut bien avoir une maison et un foyer pour habiter et dormir, mais de cette nécessité matérielle ne découle aucun sentiment de propriété morale. L’univers est une grande famille, qui n’appartient qu’à Dieu. Tous les êtres humains en font partie. Chacun, enfant de Dieu, doit être traité comme tel.

Quand une famille russe vous reçoit, elle ne vous « reçoit » pas : elle fait en sorte que vous vous sentiez chez vous. Si vous vous montrez un peu raide, emprunté, mal à l’aise, elle vous adresse ces mots, pour que vous cessiez de vous conduire en étranger, formule rituelle, stéréotypée, les Russes étant habitués aux mœurs bizarres des Occidentaux et éprouvant une sorte de compassion pour la politesse guindée qu’ils se croient obligés d’observer : « Ne soyez donc pas comme en visite. »

(d’après Dominique FERNANDEZ,
Dictionnaire amoureux de la Russie)

La femme

La Russie, dans son immense étendue, comprend bien des races diverses, et le type de la beauté féminine y varie beaucoup. Cependant on peut signaler, comme traits caractéristiques, une extrême blancheur de peau, des yeux gris-bleu, des cheveux blonds ou châtains, un certain embonpoint provenant du manque d’exercice et de la réclusion que commande l’hiver de sept ou huit mois. On dirait, à voir les beautés russes, des odalisques que le génie du Nord tient enfermées dans une serre chaude. Elles ont un teint de neige, avec des nuances de camélia près de l’onglet, comme ces femmes du sérail toujours voilées et dont le soleil n’a jamais affleuré l’épiderme. Dans la blancheur de leurs visages, leurs traits délicats s’estompent à demi comme les traits du visage de la lune, et ces lignes peu accusées forment des physionomies d’une douceur hyperboréenne et d’une grâce polaire.

(d’après Th. GAUTIER, Voyage en Russie)

Zakouski

La cuisine russe ? Limitée dans le choix des plats que nous appelons de résistance – poissons, brochettes de viande. Cochon de lait, pelmeni (sorte de ravioli farcis aux herbes et assaisonnés de crème aigre-douce) – mais excellente. Son chef-d’œuvre ? Ce qu’on désigne sous le terme générique de zakouski, et qu’on ne saurait traduire par « hors-d’œuvre », bien que la ressemblance puisse tromper. Le meilleur et le plus classique des repas russes commence par une douzaine de plats salés, dont on prend de petites quantités arrosées de vodka. Ne jamais boire la vodka avant ou après le repas, en apéritif ou en digestif : de serait une hérésie majeure, doublée d’une imprudence stomacale, le gras des zakouski absorbant l’alcool et en atténuant les effets. Une gorgée, une bouchée, une gorgée, une bouchée, et ainsi de suite, si on réussit à tenir le rythme russe. Du moins, pas de gorgée sans la faire suivre immédiatement d’une bouchée.

Gloire des zakouski ! Non pas hors-d’œuvre, donc, mais gros œuvre, nourriture plurielle qui consiste la presque totalité du festin. Caviar noir (les grand jours), caviar rouge (très bon aussi et plus accessible), champignons marinés, hareng de Baltique, saumon fumé, sprats, kacha (bouillie de sarrasin, exquise), salade « russes », cornichons (« russes » également, c’est-à-dire au sel, croquants, sans le goût de vinaigre des cornichons français), blini, pirojki (petits pâtés à la pâte levée, à peine tièdes, farcis de chou ou de viande), éventuellement petits cubes de fromage cuit et sec (jamais de fromage en fin de repas) : voilà l’essentiel d’une grammaire culinaire articulée autour de ce qui est salé, mariné, fumé…

(d’après Dominique FERNANDEZ,
Dictionnaire amoureux de la Russie)

Danse

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Chapitre si connu, qu’il suffit d’évoquer quelques noms pour voir défiler des figures parmi les plus glorieuses de la Russie : Tchaïkovski, Stravinski, Prokofiev pour les auteurs de ballets ; Marius Petipa (Marseillais d’origine, mais qui travailla pendant cinquante-sept ans au Grand Théâtre de Saint-Pétersbourg), Michel Fokine. Leonid Massine pour les chorégraphes ; Boris Kochno, Georgy Yakoulov pour les librettistes ; Alexandre Benois, Léon Bakst, Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharova pour les décorateurs ; Vaslav Nijinski, Serguei Lifar, Rudolf Noureev, Mikhaïl Barychnikov pour les danseurs ; Anna Pavlova, Tamara Karsavina, Maïa Plissetskaïa, Galina Oulanova pour les ballerines.

Le personnage le plus illustre du monde de la danse reste Serguei Diaghilev. Né en 1872 à Novgorod, étudiant en droit à l’université de Saint-Pétersbourg, il fonda en 1898 une association, « Le Monde de l’art », qui publiait une revue rassemblant l’avant-garde des peintres russes, et organisa des expositions de peinture russe à l’étranger. Il mit ensuite sur pied des « Saisons russes » de théâtre, présenta à Paris en 1908 Boris Godounov avec Chaliapine dans le rôle-titre, et l’année suivante monta au Châtelet la première tournée des « Ballets russes », qui marquèrent une révolution dans l’histoire de la danse. Diaghilev révélait au monde des compositeurs nouveaux, Stravinski ou Prokofiev, des peintres nouveaux, Larionov, Gontcharova, Rœrich, et ces danseurs qui n’ont jamais été égalés, Nijinski, Pavlova, Karsavina…

Il serait intéressant d’étudier pourquoi, de toutes les nations, la Russie montre le don le plus marqué pour la danse. L’école russe de danse se distingue de l’école française par l’attention plus poussée accordée à la moitié supérieure du corps, les épaules et les bras. Il y a une constance dans l’excellence de la danse russe, dans la suprématie des danseurs russes. Cette constance doit correspondre à un aspect profond de la nature russe, dépendre de causes plus générales que le talent pour cet art.

L’immensité de l’espace invite-t-elle au dépassement de soi-même ? Le corps par crainte de se diluer dans cette étendue sans limites éprouve-t-il le besoin de se ramasser et de décrire, par des figures codifiées et prescrites, une trace concrète et visible ? Ce serait l’explication physique. Reste l’explication morale et spirituelle, qui peut paraître contradictoire. Aspiration à l’infini, la danse est le seul moyen inventé par l’homme pour vaincre par ses seules forces, sans le secours d’aucun auxiliaire, l’action de la pesanteur. Combat de l’esprit contre le corps, elle manifeste le désir de « s’élever », trait permanent de la culture russe. En Russie, la danse est beaucoup plus qu’un gracieux passe-temps : une nécessité de l’âme, impatiente de s’arracher au poids de la matière.

(d’après Dominique FERNANDEZ,
Dictionnaire amoureux de la Russie)

(La publication est préparée par Jeanna AROUTIOUNOVA.)

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