Главная страница «Первого сентября»Главная страница журнала «Французский язык»Содержание №11/2009

Arts et culture

Françoise SAGAN

La Solitude

En juillet 1976, recevant SOS-Médecins, la romancière découvrait que l’on pouvait être affreusement seul devant son téléviseur.

img1Il y a dans Paris, la nuit, des petites voitures qui sillonnent des rues éclairées ou désertes, avec à leur bord un homme généralement jeune, médecin de son état, et que l’on appelle par téléphone en cas d’urgence. C’est le fameux SOS-Médecins, 707-77-77. L’autre soir, à 9 heures, j’en avais appelé un pour une piqûre et, un peu gênée de l’avoir dérangé pour si peu de chose, je lui offris un rafraîchissement. C’était un homme jeune, sympathique, et qui, après avoir consulté sa montre, accepta volontiers. « J’ai tout mon temps, ajouta-t-il, il est 9 h 10 et en plus, ce soir, c’est Saint-Etienne-Bayern ». Au premier abord, je ne vis pas bien la corrélation possible entre le football et ces urgences dramatiques qui remplissaient ses nuits. Je lui demandai donc de s’expliquer, et la vérité me parut effraynte 1. Cet homme travaille de 6 heures du soir à 6 heures du matin. [...] De 6 heures à 8 heures du soir, il est débordé. En revanche, de 8 heures à 11 heures, il est tranquille : la télévision marche. La ville entière, figée devant ses postes, ronronne de plaisir ou d’ennui, selon les cas, mais, en tout cas, n’a pas le temps de souffrir. À 11 heures, avec le bonsoir de la speakerine, la douleur – physique ou morale – l’angoisse se réveillent. Et jusqu’à 6 heures du matin, jusqu’à l’aube, le médecin court d’une rue à l’autre, et d’un accident imprévisible à une conclusion logique. C’est-à-dire que, laissés à eux-mêmes, les habitants de ce Paris by night doivent se colleter avec leur pire ennemi : la solitude. Au moins une fois par nuit, il est appelé par un homme ou une femme, seul, quelqu’un qui lui dit : « Je n’ai rien, je n’ai besoin ni de gouttes, ni de piqûres, ni de médicaments, je n’ai besoin de rien qui relève de votre science. Mais je n’en pouvais plus. J’ai besoin de parler, et que l’on m’écoute, et qu’on me réponde. » Plus crûment, cela veut dire : « J’ai peur, j’ai tellement peur d’être seul que je me moque d’être ridicule, de vous déranger et, accessoirement, de perdre 100 francs. Donnez-moi dix minutes de votre temps. » Dans ces cas-là, ce médecin s’assoit et parle dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure s’il le peut. Il sait que, peut-être, ce dérangement sans raison valable à 2 heures du matin lui évitera un dérangement plus « valable » à 4 heures de la même nuit. Que les gens à Paris soient seuls et obligés à la solitude par le mode de vie grossier et exténuant, on le savait déjà. Qu’à force de vivre en troupeau serré dans le métro, l’autobus, le bureau, le snack-bar, en vacances, voire en famille, ils en viennent justement à ressentir une solitude morale. [...] Ce que, pour ma part, j’ignorais, c’était que ce fût la télévision, cette espèce de grosse veilleuse ennuyeuse ou drôle, que ce fût ce petit poste noir qui leur servît de mère, de maîtresse et de nurse. Que ce fût elle qui précédât cet instant béni où un corps s’abandonne à ses rêves, que ce fût elle, enfin, le dernier bastion avant ce qui est devenu à présent l’horreur, la malédiction : la solitude.. [...] La télévision occupe, elle distrait brutalement. Elle sépare les gens d’eux-mêmes. Elle leur montre des personnages qu’ils ne pourront jamais être, des états de fait qu’ils ne pourront jamais changer et des bonheurs qu’ils ne pourront jamais éprouver. [...] Honte d’être soi, honte de n’être pas comme les autres, et, au bout de cela, honte d’être comme les autres. [...] Ce Français stylisé, bien sûr, mais quand même réel, ce Français qui fit la révolution, rejeta le despotisme et pleura à la mort de Victor Hugo, ce Français qui aime les femmes, le vin, la poudre et le rugby, ce Français qui aime rire, et parfois de lui-même, ce Français, on en a fait cet animal malheureux, cet homme affolé qui, la nuit, appelle au téléphone un médecin inconnu pour lui avouer honteusement, moyennant 100 francs, qu’en fait il se porte bien.

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(d’après L’Express, 5 juillet 1976)



1 Effrayant, qui fait peur.

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